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La Transat des Alizés
 
-- 8 au 24 décembre 2011 --
 
" Quand on a accompli quelque chose d'heureux en mer, petite croisière ou grand raid,
Cap Horn ou îles d'Hyères,
c'est d'abord parce qu'on a évité de faire ce qu'il ne fallait pas faire.
C'est ensuite parce qu'on a fait ce qu'il fallait faire.
C'est enfin parce que la mer l'a permis."
Jean-François Deniau, "La mer est ronde"

Plus de photos toutes bleues dans notre page "Photos"", ainsi qu’un film qui donne le mal de mer dans notre page « Films »

1905 milles navigués en 16 jours, soit 5 nœuds de moyenne
6708 milles parcourus depuis le départ
 
8 décembre : départ (vent NE 2 à 4 – 0 mille)
Tout le monde le fait, ça ne doit pas être si terrible que ça... 1,2 , on respire, on se lance ! 11 h heure locale, après l’écoute attentive de la météo sur RFI on remonte l’ancre.

Départ sous le soleil en escadre avec Cupidon ! Notre p’tit copain d’acier établit son beau yankee rouge, que nous ne perdrons de vue qu’à la nuit tombée. Beaucoup de manœuvres dans les premières heures: si l’effet Venturi entre les îles Sao Vicente et Sao Antão reste maniable (15 nds), le vent tombe carrément une fois dégagés de la côte ! On essaie plusieurs voiles, dont le spi, avant de se rabattre sur un bord de grand largue classique pour la nuit.
C’est parti !

Cupidon au départ de Mindelo
9 décembre: NE 3 à 4, mer peu agitée à agitée – 101 milles

Notre toile quand l’alizé est faible
Au matin l’horizon est vide, plus personne ne répond à la VHF... nous sommes vraiment seuls maintenant, avec devant nous l’océan et beaucoup beaucoup de milles encore avant la prochaine terre... mieux vaut ne pas y penser et se concentrer sur le présent, un jour à la fois.

Aujourd’hui le vent oscille autour de 10 nds, nous mettons le cap vers l’ouest après avoir fait route un peu au sud pour éviter une zone de vent fort annoncée. Vent portant + grand soleil = voiles en ciseaux, génois tangonné et grande voile bridée, confiés à la précision de notre pilote Max (qui consomme autant d’électricité qu’il barre avec finesse).
Le présent c’est aussi le premier point journalier. Toute une cérémonie, s’ouvrant par l’écoute des infos (tiens donc, il y aurait donc un monde qui continuerait de tourner là-bas dans le froid, à terre ?) et de la météo (Grand Large, sur RFI, à savourer rapidement car ils arrêtent la diffusion le 1er janvier et on ne sait pas comment remplacer cette source d’infos :oS). Puis vient le point des 24h, et le décompte des milles parcourus. Tout en tablant sur 100 milles/jour on espère secrètement plus et attendons chaque jour le verdict, bonne surprise ou déception, avec la même impatiente curiosité que lorsque gamines on ouvrait la pochette des photos des vacances tout juste développées. Enfin, pour cette traversée-ci, nous avons ajouté la « boule de Noël » : en guise de calendrier de l’Avent nous décorons le carré d’une boule par jour, ornée d’un petit dessin de circonstances. Ainsi nous préparons, mille après mille, Noël – et l’arrivée !
Par exemple la boule d’aujourd’hui s’interroge : le cap indiqué par le GPS est-il « loxodromique » ou « orthodromique » ? Ce n’est pas qu’une contorsion d’esprits oisifs : « Imaginez que vous ayez à tracer la route la plus courte reliant deux points du globe très éloignés l’un de l’autre ; si vous disposez d’un globe terrestre, vous pouvez tendre une ficelle entre les deux points correspondants ; la route obtenue (...) s’appelle la route orthodromique ; malheureusement, vous ne disposez généralement que d’une carte, généralement obtenue par la projection dite « mercator », où tous les méridiens sont figurés parallèles (alors qu’en réalité ils se rencontrent tous aux pôles) ; une route tracée sur ce type de carte vous donne la « route loxodromique » ...» ( extrait de « Mettre les voiles » par Antoine.) Cette distinction équivaut à plusieurs centaines de milles supplémentaires, soit quelques jours de différence sur une route déjà longue...le GPS dit 245°, la carte papier de projection oblique « route du Rhum » plutôt 255° - nous faisons confiance au papier.
A chaque jour suffit sa boule
Maintenant qu’on sait où l’on va, on se demande où l’on est ! En relevant au sextant la hauteur du soleil au zénith (on dit « prendre la méridienne »), on retrouve notre latitude à 3 milles près, pas mal ! Pour ce qui est de la longitude, elle est d’abord estimée (pour déterminer l’heure approximative du relèvement) puis confirmée par l’instant exact où le soleil culmine. A raison de 4 secondes par minute d’arc, le temps de monter et descendre d’une vague on est déjà plusieurs dizaines de milles ailleurs... bon l’électronique n’a pas toujours tort, on se réconcilie avec notre GPS !
10 décembre : NE 4-5, mer agitée, 113 milles

Au revoir très cher Cap Vert
Le matin le pont est jonché de tous petits poissons volants. On nettoie avant d’affaler la grande voile pour faire route au 250° sous génois seul, car le vent a forci à 15 nds et doit monter encore. Elle restera ferlée sur la bôme plus d’une semaine d’affilée... Le drapeau du Cap Vert aussi est affalé, mais cette fois aucun nouveau pavillon ne vient le remplacer. Nous sommes vraiment au milieu de nulle part !
11 décembre : NE 5-6, mer agitée à forte, 123 milles
Le vent monte de plus en plus et on se félicite de notre voile unique. Quel confort de foncer à plus de 6 nds en sachant qu’on peut réduire instantanément et surtout sans devoir lofer (pour prendre un ris – le génois peut s’enrouler sans changer de cap).

Avec le vent arrivent les nuages : il fait gris et presque froid ! Pour la nuit on ressort même les sweatshirts et pantalons (vous savez, c’est comme un short, là, mais avec des jambes longues).

A midi point météo complet : RFI + fichiers grib reçus par Iridium. Le vent ne va pas mollir, la transat des alizés s’annonce sportive ! Nous recevons aussi vos messages qui nous font toujours extrêmement plaisir, et envoyons un p’tit texto à nos familles. C’est vraiment sécurisant d’avoir par le téléphone satellite un lien actif avec la terre...

Notre toile quand l’Alizé est plutôt costaud

Quand on pense qu’à une époque on était contentes avec un maquereau de 30 cm...
Une nouvelle venue va perturber notre sieste postprandiale: une dorade coryphène de 87 cm de long (et bien 5 kgs) avale un « p’tit jaune » qui lui reste en travers de la gorge. C’est le dernier né de notre famille de leurres, les Poulpi, celui-ci étant fait maison d’un bout de vieille garcette jaunasse... comme quoi ça avale vraiment n’importe quoi ces machins ! Quant à espérer sélectionner la taille de ses touches par la taille de ses leurres... Nous parvenons à hisser la bête à bord cette fois-ci grâce à notre crochet à poissons. 1h pour la dépecer (il semble bien petit notre super couteau d’un coup) et 1h pour la préparer (steak ce soir, marinades demain, une partie à sécher sous le panneau solaire et le reste dans le gros sel). Tout ça dans 2 à 3 m de houle croisée, faut-il le rappeler...tant pis pour la sieste, manger ou dormir, il faut choisir ! (elle est dure notre vie quand même...)
12 décembre : NE 5-6, mer forte, 128 milles
Dans une houle toujours hachée et désordonnée la nuit se déroule sans encombre. On file avec le génois enroulé et enregistre avec plaisir le score du jour : 128. Allez, un p’tit effort, les 130 milles ne sont pas loin... (et resteront hors de notre portée toute la traversée, à quelques milles près – rageant !)
Le ciel plus dégagé aujourd’hui nous incite à goûter aux délices d’une douche. Imaginez : vous êtes perché sur le dos d’un taureau de rodéo, vous disposez d’un seau – comment faites-vous ? C’est un numéro d’acrobatie, assises sur le roof, les orteils crispés sur le franc bord, nous remplissons des seaux à tour de rôle pour que l’autre puisse, profitant d’un instant furtif où le bateau se redresse entre deux vagues, s’en asperger. Suit un classique rinçage à l’eau douce au pulvérisateur, vous connaissez la procédure. Quel bonheur d’être propres !
Et pour le rinçage il suffit d’attendre la prochaine vague !
Bien sûr la houle diminue juste quand on a fini et fait place à un après-midi ensoleillé... presque trop calme ! Le génois est entièrement déroulé, puis tangonné pour quelques heures (=maintenu ouvert à l’aide d’un long tube d’alu gréé en travers pour le stabiliser et utiliser le maximum de sa surface portante). A la tombée de la nuit le vent remonte un peu (phénomène observé tout au long de la transat : le vent augmente légèrement en début de nuit).

Les lambeaux de coryphène au vin blanc du dîner sont moins bons que la coryphène teryaki de ce midi : vivement demain, coryphène séchée !
13 décembre : NE 4-6, mer forte, 111 milles

Mmmm, va pas faire long feu ce petit gateau !
Journée gastronomique aujourd’hui ! Depuis le départ nous avons pris l’habitude d’avoir une activité commune dans l’après-midi. Cela nous permet d’avoir un créneau réservé pour nous, plus sympa que juste une passation de quart ou une manœuvre urgente. D’habitude nous passons ce temps de loisir à jouer (Trivial Pursuit, jeu du « mot » etc.). Mais aujourd’hui on profite que la houle s’est un peu calmée pour se mitonner un petit gâteau banane – chocolat, mmm un délice ! Il faut dire que notre réserve de bananes, achetées vertes au Cap Vert, devient très mûre. Nous voilà avec beaucoup de bananes à manger très vite, alors comme pour les dorades on devient inventives ! On se lance aussi dans l’agriculture avec pour ambition de faire germer des graines pour améliorer nos futures salades.
Toutes ces petites routines (la météo, les jeux, le tour d’inspection de Camille, celui de récupération des poissons volants de Laure etc.) nous sont précieuses car elles structurent un temps qui sinon s’étendrait infini, comme la mer autour.

Pendant ce temps Saltimbanque taille la route, toujours sous voile d’avant seule. On pense aux petits copains également en mer, toute la troupe qui s’était rassemblée à Mindelo avant de partir un à un pour le grand saut. Ils sont tous là quelque part sur la même mer, sous le même vent et dans la même houle, à quelques dizaines ou centaines de milles... et pourtant si loin également ! Nous ne croisons plus aucun bateau depuis quelques jours.
La voile d’avant seule est facile à manœuvrer. On se permet des finesses, des optimisations au régulateur. Un maillons plus lofé et on part au tas (=le bateau remonte vers le vent dans une embardée), le maillons suivant le bateau est trop au vent arrière, le génois perd alors de la puissance et claque. On ajuste un peu la tension de l’écoute. On passe ainsi des heures à scruter, sentir et régler le bateau, qui file à 6,5 nœuds parfois dans une bonne brise... Mais le cap est instable et on finit par prendre quelques tours de génois (=moins de toile), on est plus stable sur un meilleur cap. Eternel compromis du cap contre de la vitesse... S’y ajoute une troisième dimension lors des longues navigations : la fatigue ! Pas question d’user le bateau trop vite, ni de barrer pendant des heures, quand on a encore plus de 2 semaines à tenir. Et pourtant on aimerait bien avancer un peu plus vite des fois. Il n’y a jamais de réponse parfaite, et les conditions extérieures changeantes modifient sans cesse le point d’équilibre...
Grâce à nos toiles anti-roulis, on se repose quelque soient les conditions !
14 décembre : NE 5-6, mer forte, 129 milles

La jeunesse dépravée des exocets, qui heurtent un bateau en rentrant encore bourrés de boite de nuit à des heures indécentes !
La nuit est tranquille, à peine quelques nuages à guetter, quelques tours de génois à prendre ou dérouler. La mer est belle ce matin, irrégulière et brillante sous le soleil. Une vingtaine de bébés poissons volants jonchent le pont aujourd’hui encore. Ceux de taille adulte que l’on voit fuir toute la journée autour du bateau parviennent apparemment à l’éviter la nuit, c’est pas qu’on soit si haut que ça de franc-bord...
C’est vrai qu’il est petit le bateau, surtout en comparaison de la mer qui est plutôt grande. Selon que l’on considère l’équipage par rapport au bateau ou à la mer, notre environnement a l’étroitesse d’une cellule ou une infinie immensité. Contraste étrange entre la vue qui se perd au-delà d’un horizon sans bornes, le vent de la liberté sur le visage, et les mouvements prisonniers dans quelques mètres carrés. L’intérieur du bateau est notre maison, notre cocon. On y vogue l’esprit parfois détaché de la marche. Dehors, le monde. On regarde dehors et on est rappelé à la réalité d’où nous sommes, de ce que nous sommes en train de faire.

Aujourd’hui nous reprenons la barre par moment, non que Bob soit fatigué, juste pour le plaisir de sentir la mer peser sur le safran. La houle croisée est pénible, barrer permet de mieux anticiper les vagues pour les dévaler au lieu de les subir en bouchonnant. En général Bob sait faire aussi, mais des fois nous aussi on veut jouer !
 
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15 décembre : NE 4, mer agitée à forte, 114 milles
Malheureusement c’est bientôt la fin de nos réserves de frais et nous commençons à ouvrir les boîtes de conserves achetées à Concarneau avant le départ. Pour se consoler et mieux dormir la nuit, nous organisons un atelier sport-à-bord. Tractions accrochées au panneau de descente, abdos sur le roof, pompes et jogging sur place dans le cockpit. Et une fois bien échauffées nous improvisons un ping-pong-ballon sur la table du carré !

Le soir premier apéro du voyage, on partage une bière (toujours très raisonnables en mer !) et quelques tartines de pâté Henaff. Pas franchement d’occasion à fêter, juste que nous sommes contentes d’être là !

Camille au service... concentration... surtout ne pas la mettre dans le filet imaginaire
16 décembre : E 4-5, mer forte, 120 milles
Petit événement dans la nuit : le détecteur de radar Mer-Veille (le bien nommé) se met à bipper, il y a un cargo dans le coin ! Rapide contact VHF puis l’immense navire passe à 1 à 2 milles au vent. Première présence extérieure depuis plusieurs jours...

Au matin le paysage est toujours le même : bleu, ondulé, griffé de moutons blancs. Le vent est comme depuis 8 jours d’est – nord-est entre 14 et 18 nœuds, le courant océanique favorable un peu en grève hier atteint près d’1 nœud par moments, et comme tous les matins, RFI nous promet une « Mer Forte, Croisée »... On va encore se faire balloter, mais où est passée la longue houle océanique qu’on nous avait promise ??!!

Mais aujourd’hui tadaaaaaa c’est la mi-transat ! 939M effectués au pointage de ce matin et environ 920 restants ! Peu importe la houle, pour l’occasion Laure nous mitonne une tarte pissaladière tout-en-boites (thon en boite, tomates en boite, moutarde en boite, beurre en boite...), puis enchaine sur un pudding aux fruits secs pour finir notre pain du Cap Vert qui commence à moisir. Après avoir reçu à Noël dernier le « kit de la ménagère à l’eau de mer » (lessive à l’eau de mer, gel douche à l’eau de mer, produit vaisselle à l’eau de mer...), elle prouve qu’elle est définitivement une parfaite « fée du carré » !

« Non ce n’était pas le radeau, de la méduse ce bateau... »
Petite accalmie dans l’après-midi, on se permet de sortir la guitare dans le cockpit. Première leçon de musique pour Laure qui s’en sort très bien ! Camille goûte l’instant des accords qui s’envolent rejoindre les exocets qui griffent la crête des vagues ...
Et Saltimbanque avance toujours poussé par le vent sous génois tangonné seul. On ne détangonne même plus pour la nuit maintenant qu’on a trouvé comment enrouler du génois même avec cet espar. Le bateau marche tout seul, c’est bien les alizés...
Notre toile pour l’Alizé de base
17 décembre : ENE 4-5, mer forte, 126 milles
Dans la nuit nous franchissons la barre des 1000 milles parcourus depuis le départ du Cap Vert. 1000M, c’est-à-dire 1852 kms, soit environ 2 fois la largeur de la France. C’est une belle trotte ! Et c’est aussi à peu de choses près la distance qui nous sépare de toute terre au milieu de la grande mer :oS

Pourtant le paysage est toujours du même bleu... La progression vers le sud se perçoit à la chaleur qui augmente sensiblement : 31°C hier à bord. L’avancée vers l’ouest se compte en minutes de décalage horaire. 15° à l’ouest de MIndelo, le soleil se lève et se couche déjà 1h plus tard. Mieux encore comme nous progressons vers l’ouest d’environ 2° par jour (soit 1° de jour et 1° de nuit), nos journées de soleil sont 4 minutes plus longues que pour un observateur fixe ! On frôle des considérations de relativité restreinte... (sisi Saltimbanque tutoie la vitesse de la lumière, qui se permet d’en douter ??!!)

Bref, pour ne pas se mélanger les pinceaux, nous avons choisi de rester à l’heure du Cap Vert (UTC-1). Nous retarderons nos montres de 2 heures une fois arrivées.
Dans l’après-midi nous ajoutons à poulpi « ptit jaune » un bout de la couenne du jambon cru de ce midi. Bingo quelques heures plus tard une coryphène de 69 cm mord ! Nous voilà de nouveau avec le plein de protéines animales fraiches ! Pour les féculents on confectionne notre premier pain du voyage, bien gonflé, mmmm vivement le petit déjeuner ! (voire les petits déjeuners... Camille fait deux quarts de nuit et mange souvent pendant son deuxième quart à 4h du matin, puis de nouveau en se levant à 10h30 ! les quarts ça a aussi du bon !)

La nuit tombe et la composante croisée de la houle se calme. Mer par l’arrière et plancton phosphorescent, les conditions rêvées pour une partie de rodéo -Saltimbanque ! Debout un pied sur chaque banc de cockpit, le bateau se transforme en grosse planche à voile (impression renforcée par le faux-air de wishbone du tangon de génois) Saltimbanque fonce, puis semble hésiter...la vague arrive... L’arrière se soulève, plus un bruit on retient son souffle, puis pfiouuuuu le bateau dévale la vague avec fracas, encadré de deux gerbes lumineuses... Magique... Amusement de courte durée néanmoins, la nuit est très nuageuse et nous commençons à veiller les grains.

Et une autre dorade de taille tout à fait mangeable !
18 décembre : ESE 3-4, mer agitée à forte, 124 milles
Journée grise, journée pluvieuse. Après la joie d’avoir dépassé les 1000 milles et la mi-parcours, vient l’impatience : les jours se comptent à rebours désormais, on pense à l’arrivée. Elle ne va pas être facile, entre pot-au-noir, grains et courants. L’impatience se fait « inquiétude » quand le ciel se charge de nuages plombés des plus menaçants.

Journée pluvieuse, journée sans vent. Ballotés par une houle heureusement plus faible mais parfois bizarrement croisée, on n’avance raisonnablement que grâce au courant. Il pleut, une pluie fine et persistante, depuis la nuit. Ca nous apprendra à faire nos malines et narguer le monde depuis les tropiques. Mouillées pour mouillées nous prenons une bonne douche (une eau de mer à 28°... ce serait dommage de s’en priver !)

L’écoute de RFI ce midi nous apprend le décès de Cesaria Evora. Dire que nous avons marché dans sa rue, que les Cupidons l’ont croisée il y a à peine une quinzaine de jours... Tristesse. Ses chansons nous ont attirées et guidées vers le Cap Vert. Ce pays que nous avons beaucoup aimé, nous en sommes parties, elle aussi. C’est vraiment fini... nostalgie... Saudade...

C’est ce qu’on appelle un week-end pourri !
Dimanche après-midi sous la pluie, on regarde les nuages défiler par la fenêtre, il ne fait pas bon être dehors... Alors on regarde le dernier « Star Wars » sur l’ordinateur, avec une pause toutes les 10 minutes pour un tour d’horizon inquisiteur ou une quelconque manœuvre de voile, les fauteuils de notre salon bougent encore trop pour qu’on oublie totalement où nous sommes...

Neptune se charge de nous tirer de nos rêveries. 30 minutes après s’être couchée, Laure est rappelée d’urgence sur le pont. « On prend 2 ris ! » Instant de pause, on retient notre souffle sous la pluie battante, lampes éteintes pour mieux distinguer les nuages et deviner laquelle de ces masses sombres va fondre sur nous. Le bateau gite, on affale la grand-voile, on enroule encore un peu plus de génois et on fuit vent arrière devant le grain. Nos vêtements sont à essorer, on s’abrite à l’intérieur derrière une serpillère qui limite l’inondation dans la descente, on attend que ça passe... Puis on ressort, rétablit prudemment de la toile et nous reprenons nos quarts, un œil inquiet toujours vers le ciel. C’était notre premier grain tropical.
19 décembre : ESE 2-5 + rafales, mer peu agitée :o), 103 milles :o(
Après la pluie de la veille, le jour se lève sur un ciel bleu parsemé de cumulus « congestus » (ça ce sont des cumulus qui s’enrhument : ils sont congestionnés et éternuent avec fracas en devenant cumulonimbus puis grain). Le bateau avance tranquillement voiles en ciseau barré par Bob, on récupère de la nuit. Camille est dans « Guerre et Paix » de Tolstoï. Un vrai bouquin de transat : c’est super mais long, après déjà 450 pages on a à peine commencé, et comble de la ressemblance il y a un deuxième tome à venir qui s’annonce encore plus costaud !
Ceci est un cumulus qui a pris froid et qui s’enrhume : un congestus
Avec la nuit le vent tombe, les cumulus enrhumés commencent à éternuer... Mais nous sommes rodées et cette fois nous réduisons avant la pluie et nous réfugions bien au sec. Nuit fatigante dans du vent très instable entre des grains.

Les ciels tourmentés font de beaux couchers de soleil au moins !
20 décembre : E 4b, mer agitée, 115 milles

Les levers ne sont pas mal non plus !
Ce matin encore le soleil brille et le vent s’installe à l’est. On espère que c’est pour de bon cette fois comme nous le promettent les fichiers Grib reçus par Iridium. Nous recevons aussi tous les jours sur l’Iridium des messages d’un routeur mystère qui nous envoie très gentiment le bulletin météo...A l’arrivée nous apprendrons qu’il s’agit d’un navigateur belge qui suit notre périple par internet, merci pour ces textos qui nous ont rendues perplexes un certain temps tout de même... On retrouve avec bonheur notre rythme alizéen : génois tangonné seul, bateau plat mais qui avance, aidé par un miraculeux courant favorable de près de 1,5 nœud !
Aujourd’hui journée observation de la faune locale. A la base de la pyramide, il y a les poissons volants (ou « exocets »). On les voit fuir autour du bateau par tout temps et toute heure, seuls ou en nuée. Corps bleu foncé jusqu’à 15 cm de long, ailes bleu vif, gros yeux ébahis, ils prennent leur envol de quelques coup de queue énergiques puis planent loin, très loin au-dessus des vagues ; Si loin qu’on les prendrait pour des oiseaux, si ce n’était une certaine rigidité. Les pauvres passent leur temps à fuir, chassés de toute part. Ils sont fort comestibles en effet, un spécimen moins ridiculement petit que la moyenne du pont est passé à la poêle : chair blanche, apparence et goût proche de la sardine, en moins fort mais avec au moins autant d’arrêtes. Sous l’eau ils font le délice des coryphènes, thazards, barracudas, bonites, carangues et autre thonidés.

Les coryphènes font notre délice à nous. Les thonidés font des bonds surprenants, verticaux à 1m au-dessus de l’eau, pour chasser leur proie ! Leur corps est un obus qui s’élève souplement et retombe dans un –splash-, spectacle incongru et très rigolo !

Pétrels et autres oiseaux du large

Splotch
Hors de l’eau le pauvre exocet se jette dans le bec des océanites, pétrels et autres oiseaux du grand large, présent jusqu’au milieu de l’océan à plusieurs milliers de kms des terres ! Les océanites sont vives, belles hirondelles striées de blanc, tandis que les pétrels majestueux planent au ras des vagues dont ils semblent effleurer la crête. Ils ont le bout des ailes parfois sombres, le regard et l’allure de petits albatros. Plus rarement nous avons vu des cousins des fous de bassan, uniformément gris. Depuis le 10°N / 40° W apparaissent parfois, haut dans le ciel, ce que l’on croit être des frégates : blanches sauf la tête et la pointe des ailes, elles ressemblent à des grosses sternes auxquelles on aurait greffé une queue longue comme leur corps, blanche et fine.

De mammifères marins, hélas point... Mais une petite sèche vient se jeter sur le pont dans une mare d’encre !
21 décembre : E 3-6b, mer peu agitée, pluie torrentielle, 127 milles
Au matin le ciel est barré d’un front nuageux lourd de présages congestionnés. Après une vaine tentative d’évitage, le grain nous tombe dessus. C’est un système très puissant et complexe, et pendant près de 5 heures nous essuierons de fortes rafales dans toutes les directions et des pluies surréalistes. Fatigant... on se dit qu’on ne tiendra pas encore 4 jours à ce rythme-là. Heureusement la soirée est plus calme, légèrement ventée et surtout le courant équatorial est toujours là pour nous amener son nœud supplémentaire...

On voit de plus en plus de cargos, premier signe de l’approche d’une civilisation. Ce soir on a sorti les cartes de détail et les horaires de marée pour préparer cette arrivée délicate. Plus que quelque 300 milles...

Enfin l’occasion de laver le bateau de la poussière accumulée depuis 2 mois !
22 décembre : E 4-6b, mer forte, 123 milles
Nous voilà au bord du « pot-au-noir » depuis quelques jours. Cette zone où les alizés du NE de l’hémisphère nord et ceux du SE de l’hémisphère sud convergent, est réputée pour ses calmes interrompus de grains violents. Le nom de « pot-au-noir » faisant référence au sort des esclaves entassés dans les cales des navires négriers encalminés pendant des jours. Nous ne faisons que frôler le pot-au-noir et avons toujours un petit vent d’est, ouf ! On peut du coup avancer encore et toujours sous génois seul : entièrement déroulé on avance légèrement sous-toilé dans le vent synoptique, et à l’approche d’un grain, hop en 5 secondes la voile est enroulée à 75% et le bateau prêt pour de très fortes rafales. On apprécie énormément l’enrouleur de génois qui simplifie cette manœuvre de réduction de voilure, permettant à celle qui dort de rester couchée tandis que l’autre enroule – déroule – renroule – déroule.

Là il est grand temps de réduire...
Les nuages de grain sont visibles (même la nuit sans lune) à leur couleur très sombre, souvent un aspect de « barre dans le ciel ». Ils se déplacent très vite, mais pas toujours dans le sens du vent, c’est là l’erreur du débutant ! Les grains les plus violents venaient systématiquement du sud-est (de l’équateur sans doute), et le vent sous le nuage peut tourner de 30 à 40°.
Les grains peuvent avoir toute les tailles et formes. En particulier certains ressembles à des arches. Au milieu de la nuit, à peine sortie sur le pont pour prendre son quart, les yeux encore embrumés de sommeil aperçoivent une masse plus sombre à l’horizon. L’incertitude se change en appréhension lorsqu’au deuxième coup d’œil la masse a doublé de volume ! Puis c’est l’adrénaline qui prend les commandes, la routine des gestes rapides et précis : choquer un peu, enrouler, assurer tous les bouts aux taquets, vérifier le cap du régulateur, puis les bouts de nouveau – préparer la plaque de plexiglas qui empêche les averses d’inonder l’intérieur. Coup d’œil circulaire. La masse sombre est presque au-dessus maintenant. Le vent est plus fort sur le visage, l’oreille confirme l’accélération du bruit de l’eau sur la coque et des sifflements dans les haubans. Par chance on est juste au milieu de l’arche, entre les piliers d’eau de pluie, on passe au sec sous le grain comme on passerait sous un pont... A cet instant on pourrait être allongée dans un lit stable et sec, on pourrait dormir une nuit entière dans des draps confortables et propres- et ne pas voir le pont de nuages qui traverse le ciel étoilé. On sourit un instant, avant de renvoyer de la toile maintenant que le plus fort des rafales est passé.

C’est qu’on y prendrait presque goût ! Mais au matin le vent synoptique monte, monte, atteint 25 nœuds de NE. Et lentement mais surement l’alizé reprend le dessus sur le pot-au-noir, les grains cèdent et font place à de gentils cumulus dans un ciel tout bleu... On fonce sous le soleil, aidés par le courant Guyanais, le nouveau tapis roulant océanique que nous venons de rejoindre. La mer par contre est toujours très hachée dans ces conditions...
Cela ne nous empêche pas de décorer le bateau pour Noël ! Il y a à présent de nombreuses boules dessinées chaque jour depuis le départ. Nous y ajoutons une guirlande et habillons « petit papa Shadok » pour la circonstance ! S’en suit une belle nuit étoilée dans un vent fort, mais sans grain ! Une belle surprise en fin de nuit, 4 étoiles sur bâbord, reconnaissables entre mille : la Croix du Sud salue Saltimbanque par 5° de latitude Nord...
Le carré de Saltimbanque tout prêt pour les fêtes de fin d’année !
23 décembre : E 5-6b, mer forte, 123 milles

24 décembre,28°, atterrissage en France, quelque chose semble incongru, mais quoi ??
Le vent ne mollit pas et Saltimbanque avale les milles ! D’autant plus que nous avons bien anticipé le courant Guyanais portant au Nord-Ouest, et sommes suffisamment au sud pour nous faire gentiment pousser sur Cayenne à la vitesse tout à fait décente de 6 à 7 nœuds sur le fond !

Moins de 100 milles à parcourir. D’un coup la mer passe du bleu profond des abysses à un vert plus côtier : nous sommes montés sur le plateau continental. Quelques heures plus tard le vert tire de plus en plus sur le marron. Les puissants fleuves sud-américains charrient de la terre jusqu’à 50 milles au large. Et à la nuit tombée la lueur orange de Cayenne se reflète dans le ciel tandis que le sondeur accroche le fond. Pas de doute, la terre est proche...
24 décembre : ENE 3-5b, mer agitée, 125 milles
Il faut se rendre à l’évidence, nous allons être en avance pour rentrer dans le fleuve Mahury avec le courant de marée. Il nous faut donc temporiser, tirer des bords carrés au large, dans un fort courant traversier, des grains, un vent mollissant, la terre qui approche, bref une bonne nuit bien reposante !
Au petit matin les îles du père et de la mère (reconnaissable à ses deux petits rochers adjacents, les mamelles), émergent de l’obscurité : c’est l’Amérique du Sud !!! La lumière est superbe, entre nuages noirs et arc-en-ciel. On fait les gros yeux au grain derrière nous pour qu’il nous épargne, merci, et nous faufilons entre les bouées vertes (à bâbord !!!!) et rouges (à tribord :oS) Nestor vient nous appuyer sans broncher après ses 16 jours de vacances comme le vent mollit pour les derniers milles dans la rivière.
Le trésor au pied de l’arc-en-ciel, c’est la terre de Guyane !

Saltimbanque entre dans le fleuve Mahury
Dernière bouée, on voit le port, il est temps de mettre les aussières... mais non, un énorme grain nous tombe dessus, c’est à peine si on voit l’avant du bateau. Nous restons en stationnaire à proximité d’une bouée de chenal pour ne pas se perdre dans le rideau de pluie... 10 minutes et 5 cm d’eau plus tard, le petit port réapparait.
Des humains (c’est quoi ça déjà ?) sortent de sous leur parapluie et nous indiquent une grosse vedette des phares et balises.

« Venez, mettez-vous là à couple, elle ne bougera pas avant plusieurs jours »
« Attendez, on vous file un coup de main pour la manœuvre »

Saltimbanque arrive, une main prend nos aussières sous la pluie, nœud de taquet, moteur au point mort, on ne bouge plus.

« Vous avez l’air fatiguées ! Vous venez d’où comme ça ?
_ Mindelo, Cap Vert... On vient de traverser l’Atlantique... »

Après 16 jours de mer, le réveillon ne s’éternisera pas... Joyeuses fêtes à tous !
 
 
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Vos messages:

Alain (DAHU) - 10/01/2012 19:34:36
un petit coucou de l'humain avec son parapluie, on dit pas de nouvelles, bonnes nouvelles; je suppose qu'avec l'eau qui tombe du ciel en ce moment pas besoin de douche au pulvé grosses bises à vous 2

Maarten - 09/01/2012 21:14:39
Ahoi Ladies, HNY and congratulations with the great ocean passage! Well done, a big achievement. I really enjoyed reading your blog and the good pictures. Big cheers, Maarten , Home of Jazz

suDad - 06/01/2012 18:55:02
Wououfffff!!! Terre ferme ? Ah bon. Ca bouge encore, même pour le lecteur. Qui est content d'être arrivé à bon port,lui aussi. Tant le récit est prenant,il vient de traverser avec vous. On aurait presque le goût de la daurade sous les papilles. Tout le monde le fait, dites-vous. Trop modestes. Les péripéties météo ça se lit facile, mais à vivre pour de vrai, avec les quarts somnolents et l'inconnu que réserve la mer, cette grande chahuteuse toute-puissante... Vous pouvez pavoiser. "Tout le monde le fait". Tu parles !
Maint'nant, ça va êt' du velours. Vous avez les galons qui vont bien. Bientôt la suite de notre série préférée ! Merci, vous êtes de remarquables scénaristes. Grosses bises européennes. Et bonne deuxième moitié d'année !!!

Sylvain - 05/01/2012 16:51:34
Si les exocets avaient un capitaine de soirée, elles finiraient pas sur votre pont comme ça...
Très bon récit en tout cas :)

Gadjo dilo - 05/01/2012 16:19:31
Bravo pour cette belle traversée, et bonne année de nous trois

Jan-Peter - 04/01/2012 19:12:34
Ook van mij nog de beste wensen voor het nieuwe jaar. Heb jullie verhalen gelezen. Nou respect dames voor deze fantastische prestatie! Genieten nu en veel plezier op de rest van jullie reis.

Pet\'chi - 02/01/2012 18:05:05
Magique cet article !!!!!!!! Un vrai bon moment de lecture où on se sent un peu plus proche de vous.... On se croirait presque sous les tropiques nous aussi s'il n'y avait la pluie qui se brise sur mes fenêtres......
En tout cas trèèèèèèèèès bonne année 2012 mes soeurettes !!!!!!!!!! Bonne nav' et bon vent zà vous 2 ;) Bizoux

Hervé - 01/01/2012 22:29:59
Grand bravo. Votre voyage est superbe et l'histoire que vous en faites sur le site fantastique. Encooe une fois bravo les filles. Et puis une très bonne année de Bonne Nav à venir.

farfa ThB - 01/01/2012 20:19:21
Meilleurs veux pour une année 2012 pleine de joie nautiques !!! j'ai bien aimé dans vos récits, la référence à JFD qui a écrit le livre ultime de la croisière (côtière); et la comparaison de vos pèches à nos (grands) maquereaux que nous prenons en manche.

la mamou - 01/01/2012 12:16:45
bonne année à Saltimbanque et à son super équipage ! que Neptune lui soit clément !!


Kariine - 31/12/2011 18:56:22
Chapeau bas les filles !
Un Noël comme ça, c'est pas tout le monde qui peut se vanter d'en avoir vécu un !! et, mazette des coryphènes de cette taille avec un petit Poulpi, vous auriez pris quoi avec un gros!!!

Sylvia - 31/12/2011 15:27:53
Gelukkig Nieuw Jaar girls! Ik wens jullie een onvergetelijk jaar 2012, met veel avontuurs op zee en aan land. Jullie kunnen trots zijn op het naleven van jullie dromen! Liefs

Nadia - 31/12/2011 09:06:09
Je vous souhaite une très belles année 2012 avec des rêves plein la tête , des étoiles plein les yeux et plein plein de belles choses à raconter ! c'est déjà le cas mais on en vaut encore ! ;-)))

Bonne continuation les filles !

la mamou - 31/12/2011 04:23:44
3h du mat , réveillée par le besoin d'aller voir l'ordi !! et là , chouette ,il est arrivé , le nouvel article de Saltimbanque !!! une bonne heure de bonheur et d'émotion !!
et je n'ai pas encore regardé les photos !!
je ne retournerai pas au lit de sitôt ...
le papou ronfle en bas , et moi je suis dans les alizés avec vous , en haut de ma petite maison de kersolff : le bonheur existe aussi à terre !! ;-))

 
 
 
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